Depuis ses premiers tournois sur Winamax jusqu'aux compétitions internationales à 10 000 $, le grinder normand franchit les paliers plus vite que la musique. Prochain objectif ? Faire carrière en live... Entretien avec un joueur pressé.
La première fois qu'il est passé devant notre radar, Thomas Santerne venait de faire la bulle du WPO Madrid 2022. Mais depuis, le grinder high-stakes s’est bien rattrapé sur les events live Winamax, s'imposant lors du très relevé Highroller de la Grande Finale du WiPT début mars. Le live : c’est justement sur ce terrain que veut briller le Normand dans le futur, lui qui vit désormais comme un vrai pro après quelques années de poker à la cool. Quelques jours avant de perfer sur les Series [l'interview a été réalisée le 28 mars, NDLR], "Mitigator" revient ainsi sur son parcours de vie et sa carrière de joueur, marquée par plusieurs coups de boost bienvenus.
Thomas, tu sembles en pleine bourre ces derniers temps, au point qu'on a dû ajouter cette question à notre interview une semaine après nos échanges. Tu viens ainsi de démarrer en trombe les Winamax Series de printemps, sous le pseudo "Mitigator", en gagnant le tournoi de Heads-Up à 50 €, avant de terminer runner-up du High Roller Million pour 112 499 € le lendemain. Ton analyse de ce dernier tournoi ?
Je ne suis pas déçu pour le heads-up du High Roller. Après coup, on m’a dit que mon adversaire était un joueur de Short Track. J’ai repris le Day 3 en deuxième position sur 20 joueurs restants, avec 80 BB, et j’ai tout de suite monté trois averages, avec beaucoup de setups favorables, dans des confrontations blind versus blind notamment. À 4 joueurs restants durant la TF, je perds un gros coup qui me fait descendre très bas avec paire de Sept [main 78 dans le replayer]. Après, ça s’est bien déroulé, je suis super content de la performance. Pour battre 1 000 personnes sur un field de tournoi à 1 000 € comme ça, j’ai beaucoup run. Et j'ai en plus gagné ce logo la veille sur le tournoi de heads-up, donc je ne suis vraiment pas déçu.
Parlons maintenant de ta perf' live la plus récente : cette victoire sur le High Roller de la Grande Finale du Winamax Poker Tour à Paris pour 56 000 €, après notamment une belle remontada lors du heads-up final contre Pierre Merlin.
Je me souviens qu’au début du tournoi, j’ai changé trois fois de table en 20 minutes. Puis j’arrive avec Julien Sitbon à ma gauche, je double au bout de deux mains, et après ça c’est assez bien déroulé. J’ai évité un setup à 20-25 joueurs restants, où je 3-bet avec deux Valets et 45 BB : un mec paye juste préflop avec As-Roi, et un As apparait au board. Si ça allait à fond, je perdais presque tout mon tapis... En TF, c’est allé assez vite au départ, avec trois bustos en 20 minutes. Après c’était marrant, car Pierre Merlin avait 40 blindes, et les quatre autres joueurs entre 3 et 9 blindes. Il se faisait plaisir, annonçait tapis à presque toutes les mains. On a même proposé un deal : tout le monde - sauf Pierre - avait 6-7 blindes et était d'accord... à part le seul non-francophone [Kristijan Vodopivec, NDLR]. Il a perdu un gros coup derrière et fait cinquième… À un moment, il ne me restait plus que 2,4 blindes, et j’arrive à doubler, et doubler encore, pour me retrouver en HU avec 8 BB contre 50. Puis je passe Q-7 contre K-8 avec 7 BB et 7-7-4 au flop pour doubler sur la première main du duel, qui a duré finalement une heure, avec pas mal de coups intéressants.
Comment as-tu géré la pression inhérente à cette première table finale live, et à ce premier duel pour un titre ?
C’est totalement différent du online. J’ai déjà fait plusieurs finales où le vainqueur remporte un gain à six chiffres, et pourtant tu ressens moins les émotions. Concernant ce High Roller, j’étais plus heureux pour le titre gagné que pour la somme encaissée. Les émotions étaient décuplées, j’avais le sourire en rentrant dans la chambre d'hôtel.
Tu avais fait la bulle du WPO Madrid l’an passé (photo ci-dessous). Cette victoire a-t-elle un petit goût de revanche ?
Je n’y ai pas vraiment pensé, mais c’est vrai que c’est une petite revanche sur un tournoi Winamax par rapport à Madrid ! Mais j’aime bien Winamax, ça c’est toujours bien passé pour moi sur ce site.
D’ailleurs, c’est un peu grâce à nous que tu as commencé le poker…
J’ai commencé en 2018. Un peu comme tout le monde à l’époque, via les publicités de Winamax. J’ai attendu 18 ans et j’ai fait mon premier dépôt, 50 €. Je travaillais à côté dans un magasin de décoration, j'ai pu déposer grâce à mes premiers salaires. Mais forcément, mon père n’était pas content, il était un peu terre-à-terre : il disait que le poker, c’était un peu du Loto. Mais moi je savais qu’il y avait de la stratégie, avec des sites comme SharkScope, sur lesquels tu peux voir des mecs gagnants sur des années. Au bout de deux ans de poker, j’ai découvert Twitch, ce qui m’a permis de discuter dans le tchat avec d'autres joueurs, puis de me mettre sur un Discord, et parler de stratégie. J’ai alors commencé à streamer le matin, sur 6 ou 8 tables, des tournois de 2 € à 10 €. J’ai créé une petite communauté, on faisait des reviews. Je commençais à progresser et à bien connaître le jeu.
D'entrée, tu as eu des soucis avec le bankroll management…À l’époque, j’habitais en Normandie avec mes parents. J’avais une mauvaise approche du poker, je gamblais beaucoup. Parfois, je déposais 300 € et je jouais 4 tables ! Cela m’a coûté 7 ou 8K sur un an et demi, sans vraiment savoir jouer au poker. Je jouais cher dès le début, mais ça ne me dérangeais pas de perdre 800 €, et de jouer ensuite des 5 € avec les 20 € qui restaient… Le poker était vraiment une passion. Après je vivais chez papa-maman, je n’avais pas de factures à payer. Je n’avais aucune notion de bankroll management. Je jouais un dixième de ma bankroll sur un tournoi, en me disant que si je gagnais le Highroller par exemple je pourrais sauter les étapes ! Puis un ami m’a montré un site pour faire des simulations de variance. Cela m’a servi de déclic : j’ai redéposé 200 €, j’ai commencé sur des 2 €, j’y suis allé étape par étape, et je n’ai plus redéposé depuis. Il m’a fallu six mois pour monter 10 000 €. Après, c’était tout droit.
D'où est venue l'idée de faire du poker ton métier ?
J’ai arrêté l’école après un CAP chaudronnerie. J'étais saoulé. Avec 1m90 pour 70 kg, je n’avais pas trop le physique pour être soudeur... Je ne suis même pas allé jusqu’au Bac, je n’avais aucun projet dans la vie. J’ai travaillé pendant deux ans dans ce magasin de décoration, j’ai enchaîné les petits boulots pendant encore deux ans, et je suis allé à l’usine pendant un an. J’y ai connu la souffrance, le vrai et dur travail, c’était très physique. Je me suis dit que je ne voulais pas faire ça toute ma vie, qu’il fallait me bouger les fesses : ou je trouvais un truc qui me plaisait, ou alors c’était le poker, mais il fallait que je sois sérieux. Pendant que j’étais à l’usine, j’ai tout de même monté 5 000 € aux tables en parallèle. Je me disais qu’après un an à l’usine, j’avais un an et demi de chômage pour passer pro, sinon je revenais au charbon.
Comment as-tu vendu ton projet à ta famille ?
En fait, j’ai menti à mon père au départ : je lui ai dit que j’allais “me reposer”, prendre une année sabbatique à 23 ans… À ma mère, j’ai dit que si ça ne marchait pas, je suivrais une formation. Pendant un an, le repas de famille, c’était : “Bon Thomas, il va falloir te trouver un taff…” Les six premiers mois ne se sont pas très bien passés, j’étais breakeven, mais les six suivants ont été incroyables. Un soir sur Winamax, j’ai fait 7e de la Fièvre, et j’ai gagné l’Uppercut et le Payback, sous le pseudo "Unauspicious" : je suis passé de 4 000 € de bankroll à 11 000 €. Puis en janvier 2020, dès le premier jour des Series, je fais 3e d’un Marathon Event pour plus de 15 000 €, et je passe de 11K à 25K de bankroll. Ça rassure forcément les parents. Ma mère m’a dit : “Mets-toi à fond dedans, je crois en toi”. J’ai mis un bon mois avant de le dire à mon père…
Pourquoi avoir choisi de t’expatrier au Portugal en 2020 ?
On voulait s'expatrier avec deux joueurs. Mais on ne voulait pas aller en Thaïlande, et on avait l’impression que l’ambiance était trop festive à Malte, alors que nous, on voulait se consacrer au poker et taffer notre jeu. Depuis deux ans, je n’ai jamais fait de grosse soirée avec des potes, alors qu’en France, ça y allait. Je suis sérieux sur l’hygiène. Dans cette coloc’, il y avait d’ailleurs Baptiste Bensadi, qui a fait la finale du WiPT Madrid il y a peu.
Quel est ton activité online actuelle ?
Je ne fais que des tournois. Mon average buy-in est de 350 $. J’ai fait deux perfs à six chiffres fin 2022 sur le .com en gagnant un tournoi à 10 000 $, plus de 300 000 $ à chaque fois. Je fais des bons mois depuis deux ans. J’ai déjà eu beaucoup de run good sur ce 10K, où je ne pense pas avoir d’edge. Il ne faut pas prendre le melon et aller jouer les 10K réguliers tous les jours. Le dimanche, ça m’arrive de buy-in pour 50 000 $, mais si ça se passe mal 15 dimanches d’affilée… Ceci dit, je n’ai pas de pression financière, c’est aussi un atout sur ce genre de tournoi pour oser prendre les spots en demi-finales ou en TF.
On a l’impression que l’évolution de ta carrière repose sur le fait de passer de gros steps de manière un peu inattendue.
Clairement. Sinon, je n’en serais pas là aujourd’hui. J’avais écouté une interview de Julien Martini, qui disait que pour deux joueurs de même niveau, il peut y avoir cinq ans de différence pour arriver au sommet. J’ai eu énormément de chance au début de ma carrière. Autre anecdote : juste avant de partir au Portugal, je fais 2e du Million Event de Winamax pour 75 000 €. Au lieu de déménager avec 25 000 € de bankroll, je suis parti avec 100 000 !
Toi qui te décris comme un gambler, as-tu tout de même réussi à rester sérieux après ces grosses perfs ?
J’ai toujours des petits problèmes de temps en temps. Quand j’ai gagné le premier gros tournoi à 10 000 $ sur le .com, je l’ai joué plusieurs fois alors que je n’avais pas forcément la bankroll pour le faire… Il y a toujours un peu ce truc, même si je suis beaucoup plus sérieux depuis que je suis pro. J’ai pris du coaching technique, ce qui m’a finalement aidé au niveau BRM, car mes coachs ont cerné mes problèmes à ce niveau.
Quels sont tes objectifs actuels dans le poker ?Mon objectif au départ était de jouer les tournois à 1 000 $ régulièrement, pas forcément les 10 000 $. Maintenant, mon but est de jouer le maximum de tournois live, que ce soit les EPT, les WSOP… L’an passé, j’ai fait mon premier live au WPO Madrid, puis deux tournois au Portugal où je n’ai pas fait ITM. C'est seulement en 2023 que j'ai vraiment démarré le live.
Quel bilan tires-tu de ces premiers tournois live ?
Ça s'est bien passé aux WSOPC Marrakech en janvier, très mal aux Bahamas où j’ai joué assez cher. Le jeu est complètement différent, je n’étais pas à l’aise aux tables, avec beaucoup de lacunes. J’ai commencé le live en jouant beaucoup de High Rollers, ça a été une erreur. On m’a dit que j’aurai dû démarrer plus bas, le temps de m’adapter au jeu en live, aux profils des joueurs, et que je pourrais jouer les High Rollers plus tard. À Marrakech, par exemple, je fais un gros missclik de mise sur un 3-bet : je dis “Oh merde”, et le mec fait tapis tout de suite. Je me retrouve à payer 25 BB commit à 24 left d’un 2K… Ça me servira de leçon.
En fait, tu as rapidement joué très cher en live...
J’ai une très bonne bankroll, et comme on ne joue qu’une table en live, je me dis qu’un 10K, ça passe. Il y a un an, j'aurais dû vendre des parts. Je n’ai vraiment pas envie de me faire staker. Si je dois me faire staker à 50 % sur un 10 000 $, je préfère encore jouer un 3 000 $ pour toute mon action. J’ai toujours vécu des mauvaises expériences en staking, notamment en passant par une plateforme dédiée. Et je préfère jouer toute mon action, car j’ai l’impression que ma carrière a toujours reposé sur de gros runs au bon moment ! Si j’avais été staké, je n’en serai pas là aujourd’hui. Mais bon, je ne vais pas jouer un 50K pour autant.
Pour toi, quelle est la différence entre le poker online et le live ?La principale différence, c’est que le live n’est que de l’adaptation. Bien prendre son temps au départ, bien analyser les tournois, les joueurs qui payent trop, qui sont agressifs… et s’adapter par la suite. Aux buy-ins que je joue online, le jeu est presque uniquement basé sur la théorie. Ça allait encore quand mon ABI était de 50 €, mais désormais je suis obligé de connaître la théorie.
Quel est ton programme pour ces prochains mois ?
Cette semaine, je fais la Yoh Viral’s Game, un cash-game filmé à Malte. C’est autre chose que quand je joue en 2/5 € ou 1/2 € au Portugal, à Espinho… Si j’ai le temps, j'enchaîne sur les WSOPC Cannes, pour le Main Event et le High Roller, puis direction l’EPT Monte-Carlo. On verra pour la suite. Pour Vegas, rien n’est sûr, j’ai des problèmes avec mon ESTA [le formulaire à remplir pour séjourner temporairement aux USA, NDLR], je le saurai au dernier moment. Si j’y vais, je ferai le Main Event, c’est le tournoi dont je rêve depuis que je suis pro.
Comment envisages-tu la suite de ta carrière ?Pour l’instant, ma carrière, c’est la joie totale. Je compte jouer au moins quatre ans online, car après ce sera plus dur, on a déjà vu le niveau évoluer durant le confinement. Je ne peux pas dire que je suis un gros bosseur, mais je suis dans la moyenne. Après, mon objectif est de me consacrer au live, et de jouer les festivals Triton. Mais là, je me ferai évidemment staker. Si j’arrive à les jouer dans cinq ans, je serai très heureux, c’est une échéance atteignable. Mais il va falloir refaire une perf'.
Tu viens d’acheter une maison au Portugal où tu vis avec ta copine. Qu’est-ce que cela t’apportes par rapport à une coloc' de grinders par exemple ?
La rencontre avec elle était assez folle, on a été dîner le lendemain de mon arrivée au Portugal, et on est ensemble depuis deux ans ! J’ai aussi de la chance au niveau sentimental (rires). C’est un peu grâce à elle que j’en suis arrivé là. Elle m’aide dans tout, elle cuisine quand je fais mes sessions, et on sait combien c’est compliqué de bien manger pour un joueur de MTT, quand tu n'as que cinq minutes de pause. Elle m’aide aussi à garder les pieds sur terre : quand j’ai claqué ma première grosse perf' online, elle m’a tout de suite dit : "Achète une maison, c’est ton assurance-vie…” Elle m’a aidé pour tous les papiers, les rendez-vous, c’est un vrai soutien. Mais je ne parle pas encore portugais du coup ! (sourire). Ensuite, on partira sûrement au Luxembourg, ou au Mexique. C’est le top de voyager. Même si c'est un peu loin de la famille, c’est pour la bonne cause…
Propos recueillis par Rootsah
Crédits photos :
Créa : Steven Liardeaux - Club Poker
Pull Nike : Fausto Munz - Club Poker
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