Fear and loathing in Deauville

Inutile de le nier, il y a quelque chose de pourri au royaume du poker professionnel français, ce milieu bizarre et hors-normes dans lequel nous sommes immergés en apnée depuis plus de cinq ans à travers nos reportages pour Winamax.fr, ce milieu qui n’a cessé de croître depuis que la mode du poker a commencé à déferler en nos contrées, ce milieu qui, après quelques belles années, se trouve désormais attaqué, accusé, affaibli, remis en question jusque dans ses fondements.
Et alors que nous débarquons, comme chaque hiver depuis 2005, dans la station balnéaire normande de Deauville pour couvrir l’étape française de l’European Poker Tour, nous voilà – une fois de plus – pris dans le tourbillon d’un nouveau scandale faisant voler en éclat la cohésion fragile des plus hautes sphères du poker français, alors que les polémiques récentes sont encore toutes fraîches et s’entremêlent pour ne finalement former qu’un tout.
En septembre dernier, nous étions aux premières loges pour assister à la mort du Partouche Poker Tour, prononcée en direct par ses créateurs, acte suicidaire survenant au milieu d’une controverse concernant le montant de la cagnotte du tournoi (« Garantie ? Pas garantie ? Whatever ! ») et déjà, le poker était presque complètement passé au second plan derrière le scandale et les réactions passionnées, enflammées, étonnantes de violence parfois, qui en avaient résulté.
Les tournois pros en perte de vitesse
La tendance à la baisse de l’affluence lors des tournois de poker destinés aux professionnels, constatée lors de ce dernier PPT, allait se confirmer ensuite aux World Series of Poker Europe, organisés à Cannes avec beaucoup moins de joueurs présents que lors des éditions précédentes, puis lors des Euro Finals of Poker de l’Aviation Club de France, où seuls une poignée de fidèles furent au rendez-vous, parmi eux une minorités de joueurs français. C’est comme si, au plus haut niveau, on avait plus envie de jouer, tandis que les épreuves destinées aux amateurs (France Poker Series à Paris et Deauville, Winamax Poker Tour, Winamax Poker Open à Dublin) continuaient d’attirer une foule toujours croissante de passionnés. Pour nombre de pros, l’explication à cette désaffection était toute trouvée.
Le FISC se penche sur les pros
Car la colère de ces professionnels français face aux assauts de l’administration fiscale, réclamant à nombre de joueurs parmi les plus médiatisées des arriérés d’impôts assortis de pénalités au montant donnant le tournis, continuait dans le même temps de bouillir lentement mais surement, à mesure que les langues se déliaient sur les forums et réseaux sociaux, et que l’incompréhension mutuelle grandissait entre deux entités qui s’étaient jusque là ignorées : les pouvoirs publics d’une part, découvrant l’existence de cette profession atypique, limite absurde, qu’est celle du joueur gagnant son pain en manipulant cartes et jetons, et les pros du poker, hors-la-loi par habitude, par tradition, par défaut aussi, faute de cadre établissant règles et limites pour une activité si nouvelle, mais désormais obligés, avec force douleur, de « rentrer dans les clous », et régler la note – salée, inattendue – du percepteur. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, plus souvent que jamais, le pro français est plus souvent que jamais un exilé, ayant choisi de quitter sa terre natale pour s’installer dans l’un des quelques pays où le régime fiscal des joueurs de poker correspond mieux à ses goûts, continuant à jouer sur le sol Français, virtuellement, via les sites régulés – et surtaxés, de l’avis général - du .FR – mais hors de portée du FISC.
Le spectre de la triche
Et comme si tout cela ne suffisait pas, une dernière bombe éclatait, juste à temps pour plomber la grande réunion annuelle - pros et amateurs mélangés - de Deauville, avec les révélations cette semaine de Nordine Bouya, joueur amateur et ancien régulier du circuit, accusant, preuves vidéo à l’appui, Jean-Paul Pasqualini et Cédric Rossi d’avoir joué « en équipe » pour atteindre les deux premières places de l’édition 2009 du Partouche Poker Tour. Des révélations tombant plus de trois ans après les faits et dont les motivations sont sujettes à question, mais qui auront néanmoins convaincu une large assemblée de passionnés sur les forums, déçus et dégoûtés de découvrir que la triche, tabou ultime du poker, cliché que l’on croyait appartenir à une autre époque, celle du poker « underground », celle des parties illégales d’arrière salle de bar décrites dans tant de films, déçus et dégoûtés de se rendre compte que semble t-il, cette triche n’étais pas un cliché poussiéreux en voie d’extinction, mais bel et bien une réalité touchant aussi – surtout ? demanderont les conspirationnistes – le plus haut niveau.
Malaise à Deauville – Les accusés absents
C’est dans cette marmite faite de peur, de dégout, de parano et de défiance envers un milieu et des institutions mal connues, aux contours mal définis, que nous débarquons à Deauville. En 48 heures ici, je n’aurai pas appris grand chose de nouveau sur l’affaire qui secoue tant la communauté en ce moment. La plupart des éléments sont connus de tous, notamment grâce à la frénétique activité du forum du ClubPoker. Comme vous pouvez vous en douter, le sujet est sur toutes les bouches ici, mais c’est prudemment qu’on l’évoque, en jetant de fréquents coups d’œils par dessus l’épaule pour vérifier que l’on est bien en privé. Beaucoup plus naïfs que ce que ne semble penser d’eux la communauté, nombre de pros sont finalement aussi surpris, choqués et déçus de toute cette affaire que la masse des anonymes s’exprimant sur les forums, et si je devais émettre une opinion personnelle, je dirais que le silence de certains, ce silence qu’on leur reproche à certains endroits, ce silence a plus volontiers valeur de condamnation et de rejet embarrassé plutôt que d’une quelconque volonté de couvrir des faits dont, comme nous tous, ils n’avaient aucune idée quelque jours plus tôt.
Au cas où vous vous poseriez la question, Jean-Paul Pasqualini, dont l’immense popularité et palmarès l’a mis de facto en première ligne du scandale (en comparaison d’un Cédric Rossi dont l’anonymat l’a plus ou moins écarté de la tourmente), Jean-Paul Pasqualini, un temps annoncé comme présent à Deauville (il s’était qualifié pour le tournoi via le sponsor principal de l’épreuve), a semble t-il abandonné ses projets, et n’est donc pas dans les parages.
Comme il semble loin, mon premier séjour à Deauville, en février 2006, lorsque j’avais débarqué au milieu d’une masse grouillante et enthousiastes de joueurs, rencontrant la vieille garde des pros de l’ancienne école, encore fringants à l’époque, cohabitant avec la menaçante montée d’une nouvelle génération de joueurs, ces gamins qui, agglutinés par dizaines autour de leurs ordinateurs portables dans les couloirs et bars de l’hôtel Normandy, s’apprêtaient à prendre le pouvoir.
Le poker français ne mourra pas
Sept ans plus tard, le contexte et l’ambiance ne sont plus tout à fait les mêmes, et ils seront nombreux, les oiseaux de mauvais augure qui, pour le plaisir d’un titre d’article racoleur, à annoncer que « le poker français se meurt ! » Mais n’écoutez pas ceux qui vous disent que tout est foutu. Ils ont tout faux, et font l’erreur de confondre l’iceberg entier avec sa partie la plus visible, autrement dit confondre le poker français et le poker professionnel français, alors que le second n’est finalement qu’une infime composante du premier.
Le poker, tel qu’il est populaire chez nous en France, ce ne sont pas d’abord des compétitions massives, des cagnottes de plusieurs millions d’euros, des carrières de professionnel fulgurantes, des sponsors, un métier, et tout ce qui va avec, la gloire, les paillettes, et les tentations de franchir la ligne et de pactiser avec le mal. Ça, c’est venu après. Car à la base, le poker, ce sont surtout des cartes et des jetons dans une mallette rangée dans le placard, à portée de main. Le poker, c’est un cash-game dealer choice joué avec cinq potes sur la table du salon, avec une bouteille de whisky, des glaçons et des caves à 2 euros. Le poker, c’est un MTT à 5€ où l’on chatte ses coin-flips pour arriver en finale devant 600 joueurs. Le poker, c’est la réunion bimestrielle de son association de joueurs, 50 passionnés dans une salle des fêtes qui passent une bonne journée. Le poker, c’est un satellite gagné à cinq heures du mat’ devant son ordi, le poing levé, sautant de joie sur son lit en rêvant de Las Vegas. Le poker est un jeu. Un jeu que certains - une minorité ! - ont choisi de mettre au centre de leur vie mais malgré tout, envers et contre tout, un jeu, tout simplement, que rien ni personne ne pourra tuer tant qu’il restera un jeu. On va essayer de garder ça en tête durant les journées qui viennent, tandis que l’on va vous raconter le plus gros tournoi français de l’année.
Benjo