[Ciné] ‹ ‹ Le Grand Jeu › › se contente d’un min cash
Chic, Hollywood s’intéresse de nouveau au poker ! Une bouse de plus, ou une perle rare ? Ni l’un ni l’autre, selon notre critique.
Attention, cet article contient de légers spoilers
Le Grand Jeu démarre par une chute. Celle de Molly Bloom, 20 ans, lancée à pleine vitesse sur une piste de ski de bosses verglacée aussi raide que l'arête d'une des pyramides de Gizeh. Ce jour-là, la jeune Molly n'est qu'à quelques secondes et trois sauts acrobatiques de décrocher sa place au sein de l'équipe olympique américaine pour les Jeux de Salt Lake City. Une belle revanche sur la vie, huit ans après avoir avoir dû subir une lourde opération pour redresser sa colonne vertébrale, et s'être vue fermement conseiller de ranger ses skis au placard. Mais une branche de pin située là où il ne fallait pas en décide autrement, défait sa fixation gauche et envoie Molly valser dans le décor.
Le dernier plan de cette scène d'introduction parfaitement montée et soigneusement calibrée pour les standards du film de divertissement américain nous la montre le visage en sang, inconsciente, comme laissée pour morte. Remplacez la neige par un rutilant coupé Cadillac, la piste de ski par le parking d'un casino et vous n'êtes pas loin de la puissance évocatrice des premières minutes de Casino. Sauf que, la suite le démontrera, un Aaron Sorkin passant derrière la caméra, ce n'est pas encore Scorsese : son Grand Jeu n'a pas les armes pour s'asseoir à une table de high stakes.
Un scénariste acclamé...
Crédit photo : variety.comCe fameux Grand Jeu, rebaptisé ainsi dans nos contrées par des marketeux jamais en panne de fausses bonnes idées, est l'adaptation du livre Molly's Game, mémoires de la sus-citée Molly Bloom. Au début des années 2000, cette dernière a laissé derrière elle une prometteuse carrière de skieuse puis des études de droit à Harvard pour organiser des parties de poker privées réunissant une bonne partie de ce qu'Hollywood puis New York comptent de gens riches et/ou célèbres prêts à s'offrir une bonne grosse montée d'adrénaline. Une période faste qui ne durera qu'un temps : presque inévitablement, Molly sombre dans la drogue et se retrouve sans le savoir mêlée à la pègre russe et italienne de NYC, apparaissant en même temps dans le radar d'un FBI qui attendra sagement son temps avant de l'assigner en justice pour tenter de la priver de tout ce pour quoi elle s'est battue. En clair, une énième "incroyable histoire vraie" sur le mode rise and fall dont aiment à se repaître les tabloids et les grands pontes des studios américains.
Derrière cette adaptation, on retrouve le scénariste adulé Aaron Sorkin, qui passe pour la toute première fois à la réalisation. Homme de théâtre à ses débuts, le New-Yorkais bascule vers le grand écran au début des années 1990, avant de connaître une première consécration au carrefour de l'an 2000 avec la série À la Maison Blanche (The West Wing en V.O.), qu'il monte sur pied avant de signer le scénario des quatre premières saisons. Du bureau ovale de Washington, Sorkin passe en 2010 au campus de Harvard, pour raconter la génèse de Facebook dans The Social Network : le succès du biopic doit autant à sa construction narrative et ses dialogues qu'à la réalisation de David Fincher. À presque 50 ans, Aarson Sorkin acquiert enfin la reconnaissance mondiale et continue de croquer le portrait de révolutionnaires : Billy Beane pour le baseball dans le génial Le Stratège (ou Moneyball) et Steve Jobs pour... bon, vous savez, dans le beaucoup moins génial et sobrement intitulé Steve Jobs. Le tout, en mettant en chantier une deuxième série dans l'univers des chaînes d'infos en continue américaine, The Newsroom, qui ne rencontre malheureusement pas son public et s'arrête au bout de deux saisons et demie.
...mais un réalisateur qui se cherche
Disons le tout net : le Sorkin réalisateur n'a pas le talent du Sorkin scénariste. Là où certains profitent de leur premier film pour tenter un maximum de choses (quitte à trop en faire), lui se contente de piocher quelques gimmicks repérés au fil de sa carrière, sans que n'apparaisse un style qui lui serait propre. Déjà cité, Scorsese est sans nul doute l'influence numéro 1 avec, en héritage principal, une voix off omniprésente façon Les Affranchis, Casino ou Le Loup de Wall Street. Sauf que, comme un Jordan Belfort en plein bad trip au volant de sa Lamborghini, dans Le Grand Jeu, on frôle l'overdose. La voix off est partout, jusqu'à nous lire un titre d'article de journal parfaitement visible à l'écran ou nous décrire précisément chacune des actions qui se déroulent sous nos yeux. Comme si Sorkin avait peur du silence, ou que le spectateur ne soit pas capable de ressentir les émotions jouées par une Jessica Chastain par ailleurs impeccable (nous y reviendrons).
Dommage, puisque Sorkin n'avait pas besoin d'en faire autant pour nous rappeler qu'il s'agit d'une adaptation d'un ouvrage qui apparaît d'ailleurs à de nombreuses reprises dans le film - le livre a été écrit entre la période new-yorkaise de Molly Bloom et son procès - ou pour servir un scénario en tous points fidèle aux productions précédentes de son auteur. Dialogues à tiroir, répliques ciselées qui fusent comme des balles de ping-pong, allers-retours temporels : le coup de crayon de Sorkin se ressent à fond dans Le Grand Jeu, au point que l'on commence à distinguer certaines ficelles un peu épaisses. On pardonnera également difficilement une dernière partie beaucoup plus faible, où l'avocat joué par Idris "Stringer Bell" Elba - parfait personnage de faire-valoir à l'épaisseur toute relative - résume 2h20 de film en un monologue mielleux de deux minutes, juste avant que la prophétique figure du père tyrannique-mais-juste (Kevin Costner), dont l'adultère originel est à la base de tous les maux, ne débarque comme un cheveu sur la soupe jouer les rédempteurs. Enfin, si la scène finale, en forme de bouclage de boucle, permet à Sorkin de tenter de s'attribuer la paternité du fall and rise, l'astuce a plus valeur de clin d'oeil plus ou moins bien troussé que de réel renversement de paradigme. En clair, ça prête à sourire, mais ça ne réinvente pas la roue.
Ce flim n'est pas un flim sur le pokler
Crédit photo : princepoker.comToutes considérations cinématographiques désormais écartées, attaquons-nous maintenant au coeur du sujet : Le Grand Jeu est-il un film sur le poker ? Vous l'avez compris en lisant l'intertitre ci-dessus, la réponse est clairement non. Certes, le sujet tourne autour d'une organisatrice de parties privées, d'abord légales puis beaucoup moins, mais l'idée fondatrice du projet a toujours été de parler de Molly Bloom et non pas du jeu lui-même. "Si vous êtes un joueur de poker, vous allez aimer les scènes de poker, mais ce n'est pas un film sur le poker," prévenait Sorkin en août dernier sur le site d'Entertainment Weekly.
Il n'avait qu'en partie raison. Si vous êtes joueur, il y a de fortes chances que les rares coups développés dans le film vous fassent au mieux hausser un sourcil, au pire vous prendre la tête dans vos mains. En tête, ces deux scènes épinglées notamment par l'éminent Mike Sexton sur Twitter. D'un côté celle où, sur le flop d'un pot à 2,1 millions de dollars, un joueur relance à 300 000 après que son voisin de droite a misé.... 200 000, chose évidemment impossible en No-Limit Hold'em. De l'autre, celle tout aussi invraisemblable où le pigeon de la table jette sur la rivière ce que Molly nous annonce comme étant les nuts. Difficile d'imaginer un joueur tellement mauvais qu'il ne se rend pas compte qu'il possède un jeu imbattable. Un bluff réussi, pourquoi pas, mais encore faut-il qu'il soit réaliste. Fâcheux, d'autant que les infographistes ont mis le paquet niveau visuel, avec des animations chiadées dignes des meilleures retransmissions télévisuelles de ces dernières années et une volonté pédagogique indéniable pour ne pas faire décrocher même le plus complet des néophytes.
Molly's film
Clairement, la véritable star de Molly's Game n'est autre que Molly elle-même. Il est peut-être présomptueux de dire que Jessica Chastain tient son Erin Brokovich, mais la rousse incendiaire met le feu à la pellicule. Celle qui n'est apparue devant les yeux du grand public qu'en 2011, après avoir été dénichée par Terrence Malick pour son Tree of Life - on peut au moins remercier ce film pour ça - a fait du chemin depuis, pour se montrer aujourd'hui sur près de neuf plans sur dix de SON film. "Elle prend le métrage sur son dos et le porte jusqu'au bout," confesse Sorkin à propos de la Californienne. On ne peut qu'être d'accord.
Sur le papier pourtant, Molly Bloom n'a pas franchement l'étoffe du héros "sorkin-ien." En grossissant volontairement le trait, on pourrait même la qualifier de simple opportuniste, qui a vu une occasion en or de s'enrichir sur le dos de quelques baleines du show-business. Avant de se retrouver à gérer la partie hebdomadaire de son premier boss, nouveau riche caractériel, elle ne connaît rien du poker, mais apprend sur le tas à la vitesse de l'éclair, réussissant parfaitement à se rendre indispensable, avant de monter son propre business. Parce qu'en compétitrice invétérée, elle ne supporte pas de perdre. Et comme elle le dit dans le film, "le meilleur moyen de se remettre d'une défaite, c'est de gagner." La partie de Molly n'a de sens que si elle la gagne, mais jamais sans bafouer la seule chose qui compte à ses yeux, son nom, qu'elle tient plus que tout à préserver de tout scandale sentimentalo-sexuel - le film nous le martèle suffisamment (Et gare à celui qui l'appelera "princesse").
Molly alone
L'histoire de Molly Bloom, c'est celle d'une femme qui réussit mieux que personne dans un monde qui n'est a priori pas le sien, envers et contre toutes les figures tutélaires masculines qu'elle rencontre sur son chemin : son père, son avocat (qui ne veut d'abord pas la défendre avant d'être convaincu par sa fille, qui érige Molly en modèle), son chef et ce personnage de Mister X incarné par Michael Cera, portrait à peine voilé de Tobey Maguire. Mais si vous savez, le Spiderman des films de Sam Raimi, alors au faîte de sa gloire, et qui a ensuite bien eu du mal à négocier le tournant des années 2010.
Bienfaiteur et pourvoyeur numéro un de nouveaux joueurs - il a notamment fait venir Leonardo DiCaprio (encore lui) et Ben Affleck - Maguire joue en même temps le rôle de l'enfoiré de service, qui s'arrange pour évincer Molly de ses parties lorsque celle-ci refuse de se plier à ses exigences. Un rôle finalement assez proche de la réalité - ou en tout cas de ce qui est écrit dans le livre - comme s'est amusé à comparer le site The Ringer. Mais comme le cite le film, à trop vouloir jouer les Circé, attirant les hommes dans son antre à grands renforts de nectar et d'ambroisie, le risque est grand de voir certains se transformer en cochons, personnifiés par ce vieux mafieux peu ragoûtant qui agresse violemment Molly chez elle dans un cauchemar tourné comme un fantasme mais bien réel.
Féministe, ce Grand Jeu ? Bien sûr, tout en ayant l'intelligence de ne pas vouloir à tout prix renverser le rapport de force, et la malice de nous le faire brièvement croire. Malgré tout, le message final, gentiment convenu, clâmant que Molly Bloom n'a, tout bien réfléchi, pas fait grand chose de mal en comparaison avec tous ces gros mafieux russes, peut faire rouler des yeux. Cette douce morale mise de côté, reste un divertissement agréable, bien mieux réussi devant que derrière la caméra. Pour conclure avec une métaphore pokeristique, Le Grand Jeu, c'est un peu ce joueur bruyant à table qui veut se faire passer pour un degen mais qui ne s'engage vraiment qu'avec les nuts. Il a l'air impressionnant lors des premiers niveaux, avant que l'on se rende compte qu'il est parfaitement inoffensif.
Crédits photos (sauf mention du contraire) : allocine.fr