Adrián Mateos : le jour où une légende est née
Par Jonás Fernández dans Tournois Live
Il y a dix ans tout pile, la máquina entrait dans l'histoire à Monte Carlo. Retour sur un sacre fondateur.
Vendredi 8 mai 2015. Minuit est déjà passé, mais le casino de Monte-Carlo continue de briller dans toute sa splendeur. Pas seulement à cause des robes de soirée et des smokings qui défilent dans les couloirs, ni des sols en marbre qui brillent sous les lustres, ni des Ferrari et des Bentley parquées comme des jouets de luxe aux portes de ce lieu opulent. Les caméras et photographes sont de sortie. Mais ce n’est pas pour tourner un nouveau Casino Royale, ni pour capturer les princes et duchesses invités d’une quelconque soirée ultra-select.
Non, ce soir-là, Monte Carlo appartient à une élite d’un autre genre. Dans la célèbre Salle des Étoiles, véritable temple du poker européen chaque mois de mai, on vit les derniers instants d’un des évènements les plus prestigieux du calendrier des joueurs pros : la Grande Finale de l’European Poker Tour.
Le commencement d'une légende...
Des 564 participants à cette édition 2015, il n’en reste plus que deux sur le plateau télévisé. D’un côté, le Sénégalais Muyhedine Fares. Un joueur récréatif entre deux âges, riche businessman mais peu habitué aux hautes sphères du poker, qui fait face à une opportunité unique : remporter un prix d’un million d’euros, tout en devenant le premier vainqueur EPT issu du continent africain.
Face à lui, avec ses traits juvéniles, une chemise immaculée et un air innocent qui trompe encore beaucoup de monde, se tient un Madrilène de vingt ans qui attend son heure. Son nom est encore inconnu des non-initiés, mais les observateurs les plus attentifs le savent déjà : derrière ce visage angélique se cache un immense talent en pleine éclosion. Sa capacité à lire ses adversaires, combinée à une grande habileté stratégique et à une détermination en béton, à tout au long de la semaine entraîné les plus féroces requins du poker dans des eaux traîtresses. (Johnny Lodden, c’est de toi qu’on parle.)
Ce jeune espagnol n’a en tout cas rien d’une étoile filante : deux ans plus tôt, il avait déjà lancé un sérieux avertissement à l’élite du poker en remportant un million d’euros et le bracelet sur le Main Event des WSOP Europe, quelques mois à peine après avoir atteint l’âge minimum pour entrer dans un casino.
Mais cette nuit de printemps à Monaco est différente. Sous le ciel étoilé de la Principauté, Adrián Mateos Díaz n’est pas seulement à deux doigts de remporter son deuxième prix à sept chiffres en moins de trois ans : il est sur le point de devenir le premier vainqueur espagnol de l’histoire de son pays. Et, lorsque l’on évoque cette soirée aujourd’hui, cela apparaît comme une évidence : c’est à cet endroit, et en ce jour-là, qu’il a fait son entrée dans l’élite du poker mondial.
Après avoir volé un pot de près de 15 millions de jetons à son adversaire, le jeune homme de San Martín de la Vega dispose d’un empire de 125 blindes, contre seulement 15 chez Muyhedine Fares. Il reste calme, lucide, inébranlable, n’attendant désormais plus qu’une chose : le spot parfait qui lui permettra de faire définitivement basculer un tête-à-tête qu’il avait entamé en position défavorable. Et ce moment, il est arrivé. C’est Adrián qui a prononcé les mots “all-in” le premier, après une relance modeste d’un Fares passé en pilotage automatique, visiblement de plus en plus impatient et acculé. C’est payé. Les cartes sont retournées…
A8
pour Adrián. A
6
pour Fares. Un léger avantage pour l’Espagnol, qui se transforme en une franche domination lorsque le croupier retourne un 8
sur le flop. Le turn ne change rien. La rivière confirme l’inévitable.
À cet instant précis, toute la tension cachée sous les traits réservés du jeune pro éclate dans une explosion de pure joie. Un saut vers le rail, où ses amis l’attendent, parmi lesquels Sergio Aido et Vincente Delgado, deux autres étoiles montantes du poker ibérique. Un nouveau chapitre vient de s’ouvrir pour le poker espagnol, et pour Adrián Mateos Díaz.
… et la fin d’une malédiction
“Quand j’avais 16, 17 ans, c’était le circuit que je regardais toujours, et celui qui m’impressionnait le plus. J’ai toujours dit à mes amis qu’un jour, je jouerais un EPT. Alors, tu peux imaginer ce que cela signifiait pour moi d’en gagner un. C’était le sommet”. C’est ainsi qu’Adrián se souvient, dix ans plus tard, de cette soirée dans la Salle des Étoiles. Aujourd’hui encore, au milieu d’une carrière riche en trophées, bracelets et prix à sept chiffres, le membre du Team Winamax décrit cette victoire comme l’un des moments les plus marquants de sa carrière. La concrétisation d’un rêve d’adolescent né lors de longues soirées de grind en ligne.
Et à juste titre. Même si son palmarès n’a fait que s’enrichir depuis, avec des succès toujours plus importants - la première place au Global Poker Index, la barre des 50 millions de dollars de gains en live, le Top 10 de la All Time Money List, pour ne citer que les “milestones” les plus récentes, cette victoire à 1,082 million d’euros est restée son high score pendant quatre ans. C'est la période la plus longue qu'il ait jamais passée sans battre un record personnel : la statistique souligne l'importance de cette victoire EPT. Ce n'est qu'en 2019, lorsqu'il a remporté le Partypoker Millions aux Bahamas pour 1,162 million de dollars, qu'il a finalement atteint un nouveau sommet de carrière.
Mais ce n'est pas tout. Malgré l'essor incontestable du poker espagnol au cours de la dernière 2010-2020 - avec des jeunes stars grimpant de plus en plus haut la pyramide high stakes - les Main Events EPT ont longtemps été considérés comme un terrain de jeu maudit pour les Espagnols. Des tournois prestigieux qui, pour une raison ou une autre, refusaient toujours la gloire et les plus gros prix aux joueurs basés de l’autre côté des Pyrénées.
Jusqu’à ce fameux 8 mai 2015 où tout a changé. Avant cette date, l’Espagne avait placé 20 joueurs en tables finales de l’EPT… sans jamais effleurer le trophée. Et ce n’était pas faute de talent : des légendes de la vieille école comme Juan Manuel Pastor, Tomeu ‹ Amatos › Gomila, Raúl Mestre ou Juan Maceiras ont eu leur chance (à deux reprises pour les deux derniers cités), mais ont toujours échoué de peu. Seul Dragan Kostic nous avait vraiment fait rêver en terminant deuxième lors de l’EPT Barcelone en 2011, sur une finale qui rassemblait quatre Espagnols. Mais là encore, le trophée était resté à quai.
Vingt et une occasions manquées plus tard, Adrián est arrivé. Enfin, la malédiction prenait fin, tandis qu'une nouvelle ère débutait. Sa victoire a allumé la flamme dans le cœur d'une nouvelle génération espagnole, qui a commencé à voir en lui un exemple tangible que les rêves, dans ce jeu de jetons et de cartes, pouvaient devenir réalité. Alors que beaucoup ont passé des décennies à chercher ce sommet sans l’attendre, lui est parvenu sur le toit de la planète poker à un âge où la plupart se demandent comment on peut respirer à une telle altitude.
La malédiction a pris fin, disait-on ? Pas tout à fait, en vérité... Dix ans après cette soirée magique, les statistiques font mal : si les Espagnols ont depuis porté à 32 leur nombre d’apparitions en finale d’un Main Event EPT, Adrián Mateos reste aujourd'hui bien seul dans le club des vainqueurs espagnols sur ce circuit. Comparons avec les autres grosses nations du poker européen : les Pays-Bas et l’Allemagne, par exemple, couronnent un finaliste sur cinq en moyenne. Nous autres Français, on arrive trois fois plus souvent en finale que nos amis Espagnols, mais on gagne à peine plus d’une fois sur dix. Au total, sur les 12 pays comptant au moins 30 participations à une finale EPT, l'Espagne affiche le taux de conversion le plus bas.
Relativisons : peut-être que cela ne fait qu'ajouter un peu plus d’éclat à ce que le jeune Madrilène a réalisé en 2015 sous les lumières de la Salle des Étoiles…
Ratio vainqueurs / finalistes par pays
Pays | Vainqueurs | Finalistes | Taux de victoire |
---|---|---|---|
Pays-Bas | 8 | 37 | 21,6 % |
Allemagne | 17 | 95 | 17,9 % |
Angleterre | 16 | 100 | 16 % |
Danemark | 7 | 44 | 15,9 % |
États-Unis | 18 | 119 | 15,1 % |
Suède | 10 | 68 | 14,7 % |
Canada | 7 | 52 | 13,5 % |
France | 10 | 89 | 11,2 % |
Norvège | 3 | 36 | 8,3 % |
Russie | 5 | 63 | 7,9 % |
Italie | 3 | 65 | 4,6 % |
Espagne | 1 | 32 | 3,1 % |
Données valables jusqu'au dernier festival EPT arrivé à terme (Prague - décembre 2024)
D’un bluff est née la légende
Dans la dernière saison de Dans la tête d’un pro, nous avons pu admirer Adrián dans toute sa splendeur sur le Main Event des WSOP, exécutant toutes sortes de moves douze épisodes durant, et nous donnant un rare aperçu d’un processus de réflexion de très haut niveau. Mais même en cherchant bien, il reste difficile de trouver, parmi les millions de mains qu’il a jouées - enfin, parmi celles dont nous avons été témoins - une main aussi mémorable que ce bluff passé sur Johnny Lodden lors de ce fameux EPT Monte Carlo.
Une main spectaculaire survenue quelques heures avant qu’Adrián ne soulève le trophée, alors qu’il restait encore quatre joueurs. Vous la connaissez probablement : ce bluff reste à ce jour l’un des plus beaux jamais exécutés sur une table télé, il est de tous les best-of sur YouTube et autres plate-formes. D’ailleurs, la rédac Wina s’était penchée dessus, avec l’aide de Guillaume Diaz, dans une édition du Check-Up.
Revenons sur ce moment magique. Qui était Johnny Lodden à l’époque ? Âge de 29 ans, le Norvégien avait déjà une carrière enviable en ligne et en live. Son habitat naturel était l’EPT, qu’il fréquentait depuis les premières saisons : 19 ITM, 9 Top 20 et 4 tables finales en tout au cours de sa carrière. Il avait même frôlé la gloire, à Monte Carlo justement, en terminant troisième deux ans plus tôt. Un CV digne d’un requin, qui intimiderait n’importe quel mortel à la table. Malheureusement pour lui, ce jour-là Lodden faisait face à un autre requin en devenir. Une force en pleine montée, affamée et déterminée à prendre la place des légendes établies.
Un sourire ironique aux lèvres, Lodden a relancé avec sa paire de 5 servie… mais cinq minutes plus tard, ce sourire avait laissé place à des yeux hébétés. Le visage tourné vers le plafond, il accusait visiblement le coup tandis qu’Adrián retournait sa hauteur Valet avec un mélange de soulagement, de fureur contenue, et surtout d’excitation. Celle qui surgit lorsque l’on réalisé qu’on vient de franchir un cap.
Pour Johnny Lodden, en revanche, ce bluff semble avoir marqué la fin de quelque chose. Quelques minutes plus tard, il se prenait un bad beat en bonne et due forme et quittait le podium télé, échouant une nouvelle fois tout près du titre. Plus jamais, à ce jour, on ne l’a revu en finale d’un EPT… et ses apparitions sur le circuit se sont raréfiées. “Cette main va me hanter pendant longtemps”, avait-il déclaré lors d’une interview ultérieure. Relue aujourd’hui, cette déclaration sonne comme une prophétie auto-réalisatrice.
“Sur le moment, j'ai fait confiance à ma lecture, et elle s'est révélée juste. Si la main se présentait de nouveau aujourd'hui, elle se déroulerait peut-être différemment. Mais au bout du compte, l’essentiel, c'est bien ça : il faut faire confiance à ses lectures, et se lancer."
Ces mots d'Adrián illustrent parfaitement comment une main débutant de façon anodine, avec un sourire décontracté, peut se transformer en une bataille mentale à haute tension entre deux cerveaux brillants. Loin des sentiers battus du GTO, elle est devenue au fil des années un témoignage concret des vertus de l’instinct, de la lecture, et du courage dont il faut faire preuve au moment de prendre sa décision. Un vrai cadeau pour les fans, qui se sont vus offrir du poker dans sa forme la plus palpitante et la plus libre. De nos jours au poker, tout est une question de maths et d’équilibre… mais chacun sait que leur prépondérance peut finir par étouffer la créativité de chacun, et aseptiser ce jeu du chat et de la souris propre au poker et qui nous fascine tant. Disons-le : ce bluff entre Adrián Mateos et Johnny Lodden, il a élevé ce jeu au rang d’art.
De par son scénario, son poids émotionnel, sa symbolique, l’impact qu’elle a eu sur la carrière de ses deux protagonistes, cette main est aujourd’hui gravée dans l’histoire du poker moderne. Elle marque le moment exact où un jeune homme d’à peine vingt ans a décrété que le respect ne se demandait pas : il se méritait. Elle a montré une bonne foi pour toutes que le poker est un jeu où il faut avoir du caractère autant que des bonnes cartes.
Et du caractère, ce jour-là dans la Salle des Étoiles, Adrián Mateos en avait à revendre.
Dix ans après, bien des choses ont changé
Si l’on ausculte le palmarès d’Adrián Mateos, on constate que sa victoire à 1 082 000 € sur l’EPT Monte Carlo se classe aujourd'hui en septième position dans la liste de ses plus gros gains en live, convertis en dollars courants. On vous l’a dit : elle a pourtant occupé la première place pendant quatre ans... mais ce qu’il s’est passé ensuite n’est pas dur à deviner : notre machine a commencé à sérieusement semer la terreur sur le circuit High Roller, en même temps que les tournois très chers commençaient à se multiplier un peu partout dans le monde.
Ses trois plus gros gains à ce jour dépassent tous les 3 millions de dollars, et ont à chaque fois été gagnés sur des épreuves hors de prix : Super High Roller à 250 000 $ des WSOP 2021, Main Event Triton à 125 000 $ en 2023 (en finissant deuxième !) et tournoi à 212 000 $ des Triton en 2024 (idem).
En 2015, Adrián avait déboursé 10 600 € pour s’inscrire à l’EPT Monte Carlo*… De nos jours, son inscription aux Super High Roller qu’il joue régulièrement lui coûte dix, quinze, voire vingt-cinq fois plus. Sans surprise, l’avènement des évènements de type Triton a quelque peu impacté la façon dont les top pros perçoivent un circuit autrefois numéro 1 comme l’EPT. (* ce buy-in, spécifique à l’EPT Monte Carlo, n’a plus cours aujourd’hui : l’étape monégasque coute le même prix que les autres étapes de la saison EPT, soit 5 300 €.)
“Personnellement, l’importance de l’EPT a changé. Financièrement, ce sont aujourd’hui les tournois les moins chers que je joue au cours d’une année. Avant, c’étaient les plus importants et les plus chers. Mais c’est une bonne chose : cela montre que ma carrière a beaucoup évolué.”
Pourtant, au-delà des chiffres, on n’enlèvera pas à cette victoire à Monte Carlo qu’elle a représenté un tournant. Le premier pilier majeur sur lequel s’est construite sa carrière, qui a contribué à faire de lui l’un des joueurs les plus craints sur le circuit pro. Au poker, l’important n’est pas toujours combien on a gagné. Comment, et quand on a gagné : cela compte aussi. Et on l’affirme : l’EPT Monte Carlo 2015 fut le lieu de naissance officiel de La Máquina.
“Ce tournoi a une ambiance particulière, au-delà de l’argent”, confirme Adrián. “C’est un feeling unique, et j’aimerais vraiment gagner un deuxième EPT. Cela fait partie de mes objectifs. C’est difficile, car j’en joue moins qu’avant, je ne fais plus toutes les étapes, et les opportunités sont moins nombreuses. Mais je vais essayer !”
Jonás Fernández
(Traduction et adaptation : Benjo)
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